J'en suis à la version 7.
Est-ce qu'il y aura une version 8 ? A vous de me le dire !
N'hésitez pas à commenter pour critiquer ou au contraire dire ce qui vous plaît. J'en tiens toujours compte !
Je pense tout de même que ma recherche d'un éditeur va bientôt commencer.
Bonne lecture !
Couverture temporaire |
1.
Expatrié en Inde
Ce matin, au réveil, Hervé Planchon
s’est regardé dans la glace et s’est étonné de la taille de son ventre. On lui
avait dit qu’il perdrait du poids dans ce pays, mais depuis qu’il est là, les
kilos se sont accumulés de façon scandaleuse. Il déteste la nourriture qu’on
lui sert le midi au restaurant du coin. Pourtant, il se gave de naans et de
chappattis[i] pour
faire passer le piquant du curry. Privé d’alcool parce qu’il est difficile de
s’en procurer, il n’en a jamais bu autant, comme pour compenser la sensation de
manque.
Et là, ce ventre énorme le regarde.
Il faut que je fasse quelque chose,
se dit-il. Avec son visage rond, ses lunettes rondes et son bidon rond, il
ressemble à une caricature de bande dessinée. Il soupire. Il ne peut pas être
sur tous les fronts en même temps et en ce moment, au boulot, c’est dur.
Il passe un coup de peigne dans ses
beaux cheveux noirs et bouclés, se flattant d’avoir pu conserver un semblant de
beauté. Du haut de ses quarante-cinq ans, Hervé n’a pas l’intention de se
laisser déprimer par un peu de graisse superflue. Il lui fera la peau, en tant
voulu.
Ses comptes se règleront en salle
de sport.
Dans cette salle de bain non
climatisée, il règne une atmosphère étouffante. Il fait aussi chaud et humide
que dans la rue. C’est une sensation qu’il déteste. Alors qu’il sort de la
douche, et qu’il finit de se préparer, il transpire et se sent déjà moite.
Heureusement, il passera aujourd’hui le plus clair de son temps dans des
bureaux aseptisés, comme d’habitude.
Avant de quitter la maison, il
embrasse sur le front sa femme Marion qui est toujours endormie. Elle ouvre un
œil pour lui souhaiter une bonne journée. Dans une heure, elle se lèvera pour
aider les enfants à se préparer et les envoyer à l’école. Ensuite, elle passera
sa journée à s’occuper d’orphelins malheureux et à réunir des dons pour
soutenir diverses associations caritatives. Elle ne s’est jamais occupé de sa
fille ni de son fils, faisant toujours appel à une nourrice, une préceptrice et
trouvant divers prétextes pour se décharger de ce fardeau. Par contre, les
gosses des autres, les malheureux orphelins, elle peut passer ses journées avec
eux.
La veille, ils se sont disputés à
ce sujet. Hervé en a marre de voir sa femme toujours partie par monts et par
vaux. Son fils est en pleine crise d’adolescence, sa fille refuse de lui parler
depuis trois mois, et elle, elle préfère s’occuper des petits lépreux que de sa
propre famille. Il en a marre. Il voudrait retrouver celle qu’il a épousée, pas
cette étrangère pourrie par l’expatriation.
Il entre dans sa voiture et donne
l’ordre à son chauffeur de se mettre en route. Il va falloir mettre fin à tout
ça. Il a passé cinq ans en Chine, cinq ans en Corée, et il est bien sûr qu’il
ne tiendra pas cinq ans en Inde. Dans un an et demi, à la fin de son contrat,
ils retourneront en France. C’est devenu nécessaire, pour lui et pour sa
famille. C’était sympa, une belle expérience, très enrichissante. Mais ça a trop duré. Et ce pays, c’est
vraiment dur.
Il déteste se promener dans les
rues de cette ville. Ça sent mauvais, c’est sale, ça grouille de moustiques, de
vaches et il n’y a pas de trottoirs où marcher. Même à l’ abri dans sa voiture,
il n’aime pas regarder les passants. La seule chose qui lui plaise, c’est le temps.
Il fait presque toujours un soleil magnifique et le froid parisien ne lui
manque pas du tout. Bien sûr, il y a aussi le challenge qui le stimule. Son
rôle, c’est de gagner de l’argent, ou en tout cas de ne pas en perdre. Tout ça
pour le compte de son employeur, bien entendu. Et faire du business avec des
Indiens, c’est palpitant.
Chaque jour est une aventure.
Directeur financier de l’usine de
Chennai, Hervé Planchon travaille pour le fabricant de matériel de transport
Pierport depuis plus de vingt ans. C’est une grande entreprise française
implantée dans le monde entier qui fabrique toute sorte de véhicules. Ce matin,
il a rendez-vous avec un gros client à Alwarpet.[ii]
Il se prépare déjà aux plus abracadabrantes
des situations. La dernière fois, on lui a demandé de préparer un dossier de
cent cinquante pages pour justifier une facture de quelques milliers d’euros.
Comme s’il n’avait que ça à faire… Il s’en est sorti, comme toujours.
Il est le meilleur.
Mais là, il s’agit de soixante-dix
mille euros. Qu’est-ce qu’ils vont encore aller lui inventer ? Il s’attend
au pire.
Il a rendez-vous dans un haut
building recouvert de vitres teintées, sans doute l’un des plus riches de la
ville, construit il y a peu, juste en face d’un bidonville. Dans deux ans, on
croira qu’il date des années cinquante. Entre l’humidité, la chaleur et la
piètre qualité de la conception, tout vieillit trop vite ici.
Hervé Planchon s’est toujours
étonné de voir côtoyer de si riches habitations avec les plus délabrées des
constructions. Une fois, il en a parlé avec un client qui a dit, avec un air de
regret :
— C’est à cause de notre gouvernement pro-pauvre.
Ici, ce n’est pas comme en Chine, où ils ont résolu le problème en les mettant
dans des cars pour les envoyer à l’extérieur de la ville.
Le client en question a ensuite versé dans sa bouche
une rasade de café qu’il a bu bruyamment avant d’ajouter, en souriant :
— Mais, ce n’est pas si mal… ça fait de la main
d’œuvre pas chère. C’est bon, pour les affaires.
Ce jour-là, même lui, qui pourtant en a vu d’autres,
a été choqué.
Son rendez-vous d’aujourd’hui est à
l’heure. Cela fait plaisir, pour une fois. Il est habitué à ce qu’on le fasse
patienter, ou pire, qu’on oublie carrément de venir.
Assis dans un grand bureau peint en
blanc au design moderne, il observe son interlocuteur de ses petits yeux ronds.
Le jeune Indien, son client, dodeline
de la tête de gauche à droite dans un mouvement diagonal typique[iii] et
avec un sourire particulièrement agaçant. Sa main est posée sur une liasse de
documents. Il doit y avoir plus de trois cent pages imprimées qui détaillent
divers coût de fabrication, problèmes de taxes, douanes, importation, le tout
pour la modique somme de quatre millions huit cent trente-neuf mille deux cent
soixante-huit roupies et trois centimes. À peu près soixante-dix mille euros.
C’est une commande importante de
camions réfrigérés pour une entreprise de transport de marchandises.
Le jeune Indien est en train de lui
expliquer qu’il ne peut pas valider sa facture. Hervé se demande à nouveau sur
quelle planète il est tombé. Depuis qu’il est là, il se pose tous les jours la
question.
— Le problème, Monsieur, c’est que
la facture n’est pas imprimée au bon format.
— Au bon format ?
— Oui.
— Vous pouvez me montrer à quoi ça
ressemble, le bon format ?
— Oui, bien sûr.
Le client sort un gros dossier rouge de son sac. Relié, cela ferait un
livre de cinq cents pages, pas un best-seller, mais un gros volume. Il ouvre et
montre une feuille bizarre avec pleins de chiffres. C’est un beau travail sous
Excel qui ne veut rien dire. Hervé a l’habitude.
Selon le type, la mise en page ne
convient pas. Le financier lève un sourcil :
— Si je comprends bien, vous voulez
que je réimprime tout avec une plus grande marge ?
— Oui, c’est ça.
Ce n’est pas possible. Il ne peut
pas lui demander quelque chose d’aussi absurde que de réimprimer trois cents
feuilles parce que l’espace blanc sur le côté est trop petit… Non. La situation
doit être plus simple, il ne veut pas payer, il veut gagner du temps, et en
plus il le prend pour un con. À moins qu’il ne veuille se protéger vis-à-vis de
ses supérieurs en lui faisant remplir tout un tas de papiers inutiles… Dans
tous les cas, ça se résume en une phrase : il ne paie pas.
— Vous ne payez pas ?
— Non. J’ai besoin de la facture au
bon format.
— Bon… Est-ce qu’il y a autre chose
dont vous avez besoin, pendant qu’on y est ?
Le type réfléchit, reprend le
dossier, le feuillette et s’arrête en pointant du doigt le bas d’une page :
— Là, ça ne va pas.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Le chiffre. Il me faut un chiffre
rond, pas de centimes.
Hervé regarde. Il comprend :
— Vous êtes en train de me dire que
vous ne paierez pas les quatre millions huit cent trente-neuf mille deux cent
soixante-huit roupies, à cause des trois centimes ?
— Oui, c’est ça. Je ne peux pas
valider une facture comme celle-là.
Rester calme, surtout, rester
calme. Dans cet immense bureau presque vide, totalement aseptisé et coupé de
l’agitation du monde réel, Hervé a l’impression de vivre un de ces moments
bizarres où le temps s’est arrêté. Plus rien ne compte que ce qu’il va dire.
L’Indien l’observe avec un petit
sourire. Est-ce qu’il guette quelque chose ? Attend-il qu’Hervé s’énerve
et sorte de ses gonds ? Ce serait trop facile. On ne l’aura pas comme ça.
Pas lui. Pas Monsieur Planchon. Il regarde son client droit dans les yeux et lui répond :
— Mais il n’y a aucun
problème ! Autre chose ?
— Oui. Toutes les pages doivent
être signées par le responsable légal.
— Très bien. Ce sera fait. Vous
être sûr qu’il ne faut rien d’autre ?
Le type semble hésiter avant de
répondre.
— Non, c’est bon.
— Bien, tout est clair. Je vous
retrouve la semaine prochaine, alors ?
— Non, non… heu… Mettez tout en
ordre et l’on reprendra rendez-vous.
Gagner du temps. C’est la règle.
Mais ça ne se passera pas comme cela. Il sort son agenda, tourne les pages et
s’arrête sur celle qui l’intéresse :
— Lundi prochain, même heure ?
On peut même se revoir avant, mais vous comprenez, le temps de tout mettre en
ordre…
— Oui… d’accord. C’est noté.
— Je m’en souviendrai, de vos
normes, pour la prochaine fois, ironise-t-il.
L’Indien le raccompagne à la porte.
Il rassemble ses affaires, lui serre la main, et retrouve sa voiture qui
l’attend dehors.
L’air est humide et étouffant.
Quand on sort d’une pièce avec air conditionné, c’est insupportable. Et tous
ces klaxons qu’on entend ! C’est vraiment pénible. D’ailleurs, quand
Pierport s’est implanté en Inde, il a fallu changer la technologie des
véhicules : les modèles français n’avaient pas de klaxons assez solides
pour l’utilisation indienne. Ici, on fait hurler la voiture quand on veut
passer, tourner, se garer, quand on a la priorité et quand on ne l’a pas. Et
plus le son est fort et strident, mieux c’est.
Hervé s’approche de sa Toyota
Innova et aperçoit à travers la vitre Cholan, son chauffeur, confortablement
installé sur son siège rabattu en arrière, qui dort profondément, le visage
recouvert de son journal. Il tape deux coups secs sur le capot pour le
réveiller. Celui-ci se lève en trombe et se précipite pour lui ouvrir la
portière.
On tourne à gauche pour prendre un
petit chemin parallèle. Il grille trois feux rouges et conduit au milieu de la
route, sur la ligne blanche censée délimiter la circulation alternée. Quand une
autre voiture apparaît, il klaxonne très fort et se décale un peu sur le côté
gauche, là où il serait censé conduire s’il respectait à peu près le code de la
route.
Cela ne gêne plus Hervé. Au début,
il pensait constamment qu’il allait avoir un accident. Et puis, plusieurs fois,
il a vraiment failli, mais Cholan a toujours le bon reflexe. Maintenant, il lui
fait confiance.
Un jour, il lui a demandé si
c’était difficile d’obtenir son permis de conduire. La réponse de celui-ci fut
pour le moins étonnante :
— Avant, M’sieur, c’était facile.
Il fallait conduire en ligne droite. Mais maintenant, c’est plus compliqué. Il
faut faire un zigzag et éviter les obstacles.
— Ah oui, ça change tout…
— Et puis c’est cher. Il faut
payer huit mille roupies[iv].
Hervé s’est demandé si Cholan se
rendait vraiment compte de ce qu’il disait. Comme son anglais était
approximatif, ils avaient parfois du mal à communiquer.
— Et le code de la route ? Il
y a une épreuve du code de la route ?
— Oui, M’sieur.
Hervé n’était pas sûr qu’il ait
compris. Il n’a jamais su s’il y avait un examen à passer ni en quoi il
consistait.
Maintenant, il ne fait plus
attention à tout ça. Il a pu arriver que Cholan percute un type dans la rue,
mais celui-ci n’a rien eu de grave. Une autre fois, ils sont entrés dans un
troupeau de vaches. Là, par contre, le chauffeur a eu peur. Il lui a expliqué
que si les paysans du coin l’attrapaient, ils le lapideraient sur la place… On
ne touche pas aux vaches sacrées.
Alors bon, tout cela ne le gêne
plus. L’autoroute peut devenir soudainement à double sens. Les feux ne servent
qu’à illuminer les rues. Les trottoirs et passages piétons n’existent pas. On
circule dans tous les sens, plus ou moins n’importe comment. C’est normal.
Finalement, les lois régissant la
circulation sont assez simples et pleines de bon sens. Priorité à la plus
grosse. En cas d’égalité, celui qui klaxonne le plus fort peut passer le
premier.
Sur le chemin, il envoie un
message à Mohan, le directeur des ressources humaines : « Je sors de
rendez-vous et j’arrive. Je vous rejoins au restaurant. »
L’équipe de direction composée à
moitié d’expatriés d’origine diverse et à moitié d’Indiens a l’habitude de se
réunir pour le déjeuner.
En regardant la ville défiler sous
ses yeux, il se demande comment il va faire pour boucler son budget.
Aujourd’hui, un client refuse de
payer sa facture parce que la mise en page ne lui convient pas ; il y a un
mois, c’étaient les douanes qui ne voulaient pas laisser entrer du matériel
nécessaire à la construction. Tout était en ordre, il fallait juste graisser la
patte du douanier. L’affaire s’est réglée avec dix mille roupies qui se sont
glissées dans les « frais divers » du bilan trimestriel.
Et puis, toujours, des calculs
fumeux, de la corruption, de la paperasserie inutile, des gens qui veulent
gagner du temps…
Il s’arrache les cheveux pour se
faire rembourser ses propres notes de frais, alors une facture auprès d’un
client externe…
Une heure plus tard, il arrive à
l’usine. Il n’y a pas d’électricité pour le moment ; il est treize heures
passées, la coupure[v] vient de commencer. Il
regarde son téléphone. Pas de réponse. Peut-être sont-ils toujours à
l’intérieur en train de l’attendre.
Il monte aux bureaux de la
direction. Dans le hall, deux de ses collègues l’attendent, le duo gagnant,
comme il les nomme. Mohan s’adresse à lui :
— On t’attendait. On va au Pizza
Hut, pour changer ?
Les trois hommes se mettent en
route. Le directeur des ressources humaines s’installe à l’avant et explique au
conducteur en tamoul qu’il doit se rendre au grand centre commercial qui est au
sud. Ça n’est pas vraiment à côté, mais de toute façon, avec la coupure de deux
heures, ils ont largement le temps.
Il est gentil,
Mohan. Il essaie de bien faire son boulot, de mettre une bonne ambiance et
d’être sur tous les fronts à la fois, mais il n’y arrive pas. Lorsqu’il essaie
de s’occuper d’un problème, soit il tombe à côté, soit il est dépassé et ne
sait pas gérer. Une vraie calamité. Mais Hervé l’aime bien. Quand il est mal à
l’aise, sa moustache courte frétille et il se met à sautiller sur ses pieds,
comme s’il voulait éviter de dodeliner de la tête comme le font les autres
Indiens.
Maintenant qu’il
est dans la voiture et qu’il parle au chauffeur, on le sent à son aise. Rien ne
bouge, juste la main, pour donner des indications.
Derrière lui, Giacomo s’assoit et
jette un œil à son BlackBerry. C’est le directeur de la qualité, un Italien qui
est là pour un an. Il en avait tellement marre des ouvriers qu’il n’arrivait
pas à diriger qu’il a déplacé son bureau pour être à côté de la main d’œuvre.
Hervé l’admire. Il ne pourrait pas travailler dans le cœur de l’usine, sans
clim, avec la chaleur, la crasse, l’odeur des machines… On peut reprocher à
Giacomo son sale caractère bourru, son tempérament emporté, sa franchise
parfois malvenue, mais il y a une chose de sûre, c’est qu’il n’a pas froid aux
yeux…
Quand ils entrent dans le
restaurant, Hervé se tourne vers l’Italien et lui demande discrètement, dans un
anglais impeccable :
— Pizza Hut ? C’est une
chaîne de restaurants américaine, non ? En France, je ne les trouve pas
terribles, leurs pizzas…
Giacomo hausse les épaules et lève
les yeux au ciel. Son accent italien très prononcé a quelque chose de drôle,
quand il s’exprime.
— Non, et ici, c’est encore pire.
Je suis venu une fois, je voulais manger comme à la maison. C’est cher, gras,
piquant, ça a le même goût que leur poulet au curry avec du riz, mais c’est
plat et petit. Tu crois que moi qui suis napolitain, je peux manger un truc pareil ?
— Alors pourquoi on vient
ici ?
— C’est une idée
de Mohan. Je crois qu’il veut nous faire plaisir…
2.
Et
encore un…
Le repas de ce midi était
excellent. Une bonne pizza italienne, avec des épices indiennes, c’est un
mélange que Mohan apprécie. Ça n’est pas de la grande cuisine, et ça ne vaut
pas l’excellent curry du Taj Coromandel, mais ça change.
Giacomo et Hervé n’étaient pas de
cet avis. Ils se sont plaints de la lenteur des serveurs et ont trouvé la pizza
trop grasse. Pourtant, Mohan a fait tout ce qu’il a pu. Il a activé le service
en demandant à être servi rapidement, et il les a bien conseillés pour leur
éviter quelque chose de trop épicé. Mais malgré tout, cela ne leur a pas plu.
Ces Européens, ils ne sont jamais contents. Ils mangent des plats qui n’ont pas
de goût. Il faut toujours ajouter un peu de poivre ou de piment pour exalter
les saveurs.
Une fois, Hervé l’a invité à
manger. Sa femme, Marion, avait cuisiné un velouté
de courgettes avec une quiche aux
légumes, le tout végétarien, spécialement pour lui, avaient-ils précisé. Ça
n’était pas mauvais, mais ça n’avait pas de goût.
Ce jour-là, il est resté très poli.
Il a terminé son assiette et félicité la cuisinière, comme on fait en Europe.
Évidemment, il a utilisé sa fourchette pour manger, même s’il trouve que c’est
bien meilleur avec les doigts.
C’est encore un truc qu’il a du mal
à comprendre. Pourquoi ces gens utilisent-ils des couverts, comme s’ils avaient
peur de se salir les mains ? Cela dénature le goût des aliments, et c’est
tellement moins naturel.
Lorsqu’il est invité ou qu’il mange
avec des occidentaux, il a l’habitude de faire comme eux. Mais il n’aime pas
ça.
Après le restaurant, ils sont tous
retournés travailler. L’électricité était revenue. Leurs bureaux, c’est un grand
bâtiment gris, situé en face des locaux de fabrication. Le site est immense,
avec des ateliers pour toutes les étapes de la création.
Pierport fabrique toutes sortes de
véhicules, allant de la simple voiture de tourisme aux camions citernes en
passant par les motos et les tracteurs. Les locaux de Chennai sont leur siège
en Inde. Ils sont implantés aussi à Delhi, Bangalore et Bombai.
À quinze heures, alors qu’il était
concentré sur une pile de dossiers de candidatures, il a reçu un e-mail du
siège. Dans l’entreprise, on communique la plupart du temps avec internet.
Bonjour
Mohan,
On
a trouvé un remplaçant pour le poste de directeur de site. Il viendra la
semaine prochaine avec sa femme.
En
pièce jointe, leurs billets d’avion.
Merci
de préparer leur arrivée et de réserver un hôtel.
Cordialement,
Philippe
Brindel,
Directeur
des ressources humaines, Pierport
Cela fait deux mois qu’il cherche
un remplaçant pour ce poste. Il est à deux doigts d’engager un nouvel employé,
une personne de quarante ans qui a fait ses études à Bangalore avant d’être
envoyée à Atlanta et de revenir travailler sur un site en Andra Pradesh. Un
type super avec un bon profil.
Et voilà que sans prévenir, le
siège vient lui coller encore un expatrié. Comme si le Français et l’Italien,
ça ne suffisait pas. Et à quoi ça sert qu’il perde son temps sur ces piles de
dossiers ?
Il relit le message encore une
fois. Comment osent-ils lui imposer quelqu’un comme ça ? Non mais on rêve… Quel
manque de respect, de tact, de considération… Qu’est-ce qu’ils croient,
là-bas ? Qu’ici, on passe ses journées à méditer en chantant
« OM » ? Il leur a pourtant bien dit qu’il cherchait quelqu’un
et il était clair qu’on engagerait un Indien sur ce poste, pas un nouvel
étranger qui coûte une fortune et veut tout faire à sa façon sans rien
comprendre du mode de fonctionnement.
Il refrène sa colère. C’est quelque
chose qui ne se fait pas. Il prend son téléphone et appelle Sudakhar, le
directeur de l’usine.
— Tu étais au courant ?
— Non… tu me l’apprends.
— On fait quoi ?
— Je suppose que tu n’as pas le
choix… Appelle Philippe pour en parler, mais je pense qu’ils t’envoient
quelqu’un en interne. Il doit venir d’une autre usine. Comment il
s’appelle ?
— Attend.
Il ouvre la pièce jointe et regarde
ce qui est écrit.
— Frank Strauss. Ça te dit quelque
chose ?
— Non. Mais demande à Philippe.
C’est lui qui t’a écrit l’e-mail. À tous les coups, c’est quelqu’un d’un autre
site. Ils ne savent pas quoi en faire, alors ils nous l’envoient…
Ils raccrochent. Incroyable qu’à
Paris, ils soient désorganisés au point de leur imposer quelqu’un en les
prévenant au dernier moment.
D’un autre côté, plus rien ne
l’étonne de ce qui vient du siège. Un jour, il faudra que ses chefs viennent
faire un tour sur le site, pour voir ce qui s’y passe. Cela leur remettrait les
pieds sur terre.
Mohan prend un café avant de
s’occuper du nouvel expatrié. Frank Strauss est Allemand. Il a vécu en France
où il travaillait déjà sur un site, vers Toulouse. C’est donc bien une mutation
interne.
Son profil a l’air de correspondre
au poste. Il n’y a rien de choquant là-dedans, à part qu’on lui ait fait perdre
des heures de boulot à chercher un nouvel employé pour finalement lui en
imposer un autre.
Il se résigne donc à s’occuper du
dossier de ce Monsieur. Après une longue réflexion sur ses tournures de
phrases, il répond à l’e-mail de son supérieur parisien :
Cher
Philippe,
J’essayais
justement de remplacer mon directeur de site qui part en septembre. Après deux
mois de recherches, j’avais trouvé un candidat pour ce poste, et je m’apprêtais
à t’envoyer son dossier pour validation. J’imagine que ce n’est plus nécessaire
si le siège nous envoie une nouvelle ressource.
J’aurais
besoin de plus d’informations sur Frank Strauss. Peux-tu me mettre en contact
avec ce Monsieur ?
Merci
Cordialement,
Mohan
Pavarasami
Ensuite, il contacte ses
entreprises partenaires pour réserver un hôtel et un chauffeur.
Dehors, il pleut à torrent. C’est
la mousson qui commence. Ce soir, les gens rentreront les pieds dans l’eau.
Lui, il sera à l’abri dans sa voiture, mais il risque d’être pris dans les
embouteillages.
Il n’aime pas cette période. Des
trombes d’eau dans les rues, des routes fissurées qui ne seront pas réparées
faute de moyens et un trafic bloqué parce que les voitures ont du mal à
avancer.
L’an dernier, les agriculteurs se
sont plaints qu’il n’a pas assez plu. Les sols étaient trop secs. À terme, cela
posera un problème d’alimentation en eau potable.
Mohan lève les yeux vers la fenêtre
et regarde la pluie diluvienne qui se répand violemment sur la ville. Il se
demande s’il doit espérer que cela perdure ou que cela cesse.
[i] Naans
et Chappattis : Pains indiens. Ce sont des petites galettes de
farines plates, au blé dur pour les naans et à la farine de blé complète pour
les chappattis.
[ii]
Alwarpet : quartier riche de Chennai, à côté de R.A Puram.
[iii] Les
Indiens ne hochent pas la tête pour dire « oui » ou
« non », de haut en bas ou de gauche à droite. À la place, ils font
un mouvement de balancement. Le bas de la tête reste stable et le haut de la
tête s’incline de la gauche vers la droite. Ce n’est ni un oui, ni un non, et,
d’après ce qu’on m’a expliqué là-bas, cela veut dire quelque chose comme
« j’ai entendu, tu m’as parlé ».
[iv] Huit
mille roupies : un peu plus de cent euros.
[v] Il
n’y a pas assez d’électricité pour tous les habitants. Des coupures régulières
sont organisées pour pouvoir alimenter tout le monde de façon équitable. Tous
les mois, les horaires changent et les coupures ont lieu à différents moments
de la journée. Elles ne sont pas totalement égalitaires car elles sont plus ou
moins brèves selon les endroits. En plus de cette interruption journalière, il
y a environ une journée par mois où l’électricité est totalement coupée. Dans
certains endroits, il y a des générateurs qui prennent le relai.
Si un jour j'ai la chance d'aller en Inde, je testerai la pizza italienne avec épices indiennes !
RépondreSupprimerTu serais déçue... :) sérieusement, je crois que ma plus grande désillusion fut la visite au MacDo. Je m'y suis rendue le coeur en joie, pleine d'espoit, savourant déjà un bon burger, bien classique, bien de chez moi... (Encore qu'il y ait plus français que le hamburger)
RépondreSupprimerQuelle ne fut pas ma décéption en découvrant que leurs sandwichs ne sont fait qu'à base de poulet ou de poisson, que seul le filet-o-fish avait un goût de banlieue parisienne et que mon choix devait se faire entre le Mac-Maharaja, le Mac-chicken et le Mac-Veggie...
Oh trop bien ! merci pour les extraits ! hâte de découvrir la suite!
RépondreSupprimerbizz
Merci pour ton message ! Ça fait plaisir.
SupprimerÀ bientôt !